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Pourquoi les thèses complotistes ne sont d’aucune utilité pour #changerlemonde

Sur le web et les réseaux sociaux, les thèses complotistes n’ont jamais été si nombreuses. Puissances secrètes, groupes occultes, cliques malfaisantes et cachées, nous sommes les victimes d’une multitude de conspirations secrètes, ourdies par une minorité assoiffée de pouvoir et dénuée de tout scrupule, dont le but est l’instauration d’un nouvel Ordre mondial, fait d’asservissement et de manipulation des peuples. Ces thèses font écho à la mythologie hollywoodienne, avec des films comme « Matrix » ou « Elyseum » qui donnent à voir une « réalité conspirationniste », en la rendant presque tangible.

Personnellement, je pense que la multiplication de ces thèses et le formidable développement de leur présence médiatique ne sont d’aucune utilité pour induire dans le monde les changements nécessaires et je dirais même -à la lumière des modestes réflexions anthropologiques qui vont suivre- qu’elles sont dans cette optique parfaitement contre-productives.

Le complotisme, une religion de l’ère numérique

Il existe entre le complotisme et la religion de nombreux points communs qui peuvent être appréhendés à la lumière des travaux d’un chercheur comme Pascal Boyer, anthropologue des religions.

Comme les religions et les mythologies, les thèses complotistes fournissent la réponse à une question fondamentale et récurrente : « Pourquoi le monde va mal », voire « Pourquoi je suis moi personnellement dans la galère ». Dans les religions antiques comme dans la religion chrétienne, l’état du monde et la condition humaine sont expliqués, justifiés dans le règne divin. C’est parce que les dieux ont commis une erreur, qu’il s’est passé entre eux certaines choses, parce que Adam et Eve ont commis le péché originel, que le monde est ce qu’il est et que la condition humaine est misérable.

Face à ce que l’esprit humain ne peut expliquer, les théories du complot fournissent comme les religions une explication simple à appréhender, avec une causalité unique et une approche globale : si le monde va mal, c’est que des puissances secrètes s’emploient à la détruire, dans leur projet de domination universelle.

Autre point commun des thèses complotistes avec les religions, leur capacité à circuler et à être transmises en tant qu’information. Pascal Boyer (sur la base des réflexions de Dan Sperber)  démontre que tous les concepts religieux ont une forte propension à circuler parce qu’ils contiennent des assertions contre-intuitives qui marquent les esprits. C’est la notion de surnaturel qui constitue l’un des principaux traits du fait religieux ; le dieu est omniscient, il est doué d’ubiquité, il est immortel, etc…

Les thèses complotistes contiennent toujours ce genre d’assertions choquantes ou marquantes qui facilitent leur mémorisation par le quidam moyen et servent de moteur à leur diffusion dans la culture ambiante : participation des pouvoirs légitimes et officiels aux conspirations, sensationnalisme criminel (pédocriminalité, propagation volontaire des maladies ou de drogues frelatées, empoisonnement par les vaccins, etc).

Autre point commun avec les religions -indispensable au succès de la thèse complotiste, c’est-à-dire sa large diffusion-, les théories du complot, bien que comprenant des assertions choquantes, restent parfaitement crédibles. Elles s’appuient toujours sur des faits plus ou moins avérés qui servent d’argument causal ou de preuve à la théorie. Effectivement les vaccins ont des effets secondaires néfastes qui sont démontrés, c’est vrai que des affaires de mœurs sont régulièrement mises au grand jour dans les classes dirigeantes, il est démontré que Goldmann Sachs agit en dehors de toute considération morale ou éthique.

Dernier point commun entre complot et religion, les deux peuvent être instrumentalisés par des individus ou des groupes d’individus qui en font un fonds de commerce, s’en servent pour justifier leurs actions, en tirer une certaine légitimité, voire une source de revenus. Les exemples ne manquent pas, partout dans le monde et à tous les niveaux. Récemment, les dirigeants turcs attribuaient la responsabilité des manifestations contre le régime à un complot fomenté par « la diaspora juive » et le « lobby des taux d’intérêt ». Dans un autre registre, en France, le polémiste Alain Soral appuie sa vision du monde et son engagement politique sur une vaste constellation de complots juif, sioniste, maçonnique…

Un anesthésiant du changement social

On peut alors transposer à la vision complotiste ce que Marx disait de la religion : elle est l’opium du peuple et anesthésie la volonté de changement social, les velléités révolutionnaires ou réformatrices. C’est en cela que les théories complotistes me paraissent éminemment contre-productives, voire néfastes.

En effet, la thèse complotiste désigne un responsable -l’auteur du complot-, qui est caché, virtuel, parfaitement insaisissable. S’il m’est possible de m’engager et de militer contre l’emprise de Monsanto sur le monde agricole, il est beaucoup plus difficile de faire quelque chose de concret pour s’opposer aux Illuminati ou au groupe Bilderberg. L’action des complotistes ne va jamais au-delà de la dénonciation.

Ensuite, comme les religions, les thèses complotistes sont globalisantes : il s’agit d’asservir la race humaine, d’organiser un nouvel ordre mondial ou d’assurer la domination d’une certaine caste. Pour l’individu confronté à ces thèses, il n’y a aucune invitation à agir ici et maintenant. La thèse du complot ne laisse la place à aucune initiative individuelle autre que le ressassement désespéré et le prosélytisme (il s’agit de convaincre autrui que le complot existe bel et bien) ; on restera toujours dans le domaine de la parole, sans jamais rien entreprendre de réel pour que les choses changent.

Les thèses complotistes sont parfaitement adaptées au militantisme « light » des réseaux sociaux. La seul chose à faire, c’est de cliquer sur « j’aime » ou de transférer à son carnet d’adresse. Cet engagement a minima, sans aucun bénéfice concret pour personne (hormis la satisfaction d’ego liée au sentiment de faire partie des « éclairés », ceux qui savent que le complot existe) sert d’ersatz à un véritable militantisme. Il permet de se donner la conscience tranquille (« Je sais le fond des choses ») et dispense de toute action à visée concrète (« Je m’engage en diffusant la vérité »).

Si j’étais moi-même complotiste, je dirais que les thèses conspirationnistes sont fabriquées par les ennemis du changement social, les tenants de l’ordre établi, ceux qui n’ont aucun intérêt à ce que l’état du monde change 😉

PS : Pour vous informer sur le complotisme, vous pouvez consulter le blog ConspiracyWatch

Edit : Le lendemain de la publication de cet article, le blog de Paul Jorion reprenait une interview de cet essayiste critique du système bancaire et financier ici.  Un passage de cet interview rejoint parfaitement mes propres conclusions ; il s’agit de la difficulté à expliquer la complexité des choses.

[quote]Toute la difficulté est d’expliquer des choses relativement complexes de manière à être entendu, parce qu’il est évidemment beaucoup plus simple, devant la complexité, de réduire l’explication à quelque chose d’extrêmement simpliste et d’évoquer une conspiration, un complot fomenté par tel ou tel groupe responsable, les Juifs, les francs-maçons ou que sais-je encore. Ces arguments-là tiennent en trois mots et sont infiniment plus faciles à présenter que de tenter une explication détaillée qui prend du temps, qui nécessite de remonter le courant, d’étape en étape, jusqu’à rendre les arguments plus compréhensibles. Cela prend du temps. Dans mes livres, j’essaie de donner les explications les plus simples possibles sur des phénomènes assez compliqués en finance. Si je veux expliquer pourquoi un CDO synthétique est une escroquerie, je dois d’abord expliquer ce qu’est un CDO (Collateralized-Debt Obligation), ce qui nécessite d’expliquer ce qu’est un ABS (Asset–Backed Securities) sur lequel portera le CDO, il faut également expliquer ce qu’on entend par « synthétique », et il n’y a pas moyen de faire ça en moins de trois ou quatre pages. C’est le problème. Par exemple, l’une des plus grandes escroqueries de la banque Goldman Sachs consistait en un CDO synthétique, mais cela ne s’explique pas en accusant les Juifs, les francs-maçons, le Bilderberg ou en mobilisant les Protocoles des Sages de Sion.[/quote]

Publié initialement le 10 décembre 2013