Pour sensationnel qu’il soit, ce paysage d’horreur politique illustre cruellement combien la logique qui gouverne l’action publique se situe dans le court terme, à quel point le traitement d’urgence se concentre uniquement sur un ajustement technocratique des moyens (ici essentiellement des policiers) en fonction des résultats constatés sur certains indicateurs-clé.
Laxisme judiciaire, moyens de terrains aux acronymes obscurs, âge des commissaires, dérives policières et affaires de service, présences sinistres de « barbus », femmes qui se couvrent un peu plus…Le tableau du préfet est saisissant ; un constat alarmant sur lequel tout le monde peut être d’accord. La réalité du terrain est convoquée au travers de chiffres et d’images choc, propres à inquiéter, à alimenter la surenchère, à favoriser toutes les dérives sécuritaires qui sont chez nous dans l’air ambiant.
Ce qui m’a interpellé dans cet appel qui résonne souvent de manière poignante, c’est de constater à quel point il est aisé au plus haut niveau de l’Etat de toucher du doigt les limites de l’action publique.
A lire ces lignes, on est tout d’abord frappé par une approche exclusivement policière de la société ; la réalité est appréhendée par les taux de délinquance et de récidive, les effectifs de police, le degré d’expérience des fonctionnaires… Une vision du monde où les choix fondamentaux portent sur l’arbitrage entre les opérations de rétablissement de l’ordre ou la sécurisation du terrain par une présence policière de proximité.
On sent bien l’urgence de la situation qui s’impose au préfet (il ne fait rien de moins que son travail de pompier). Pourtant la vision des choses qui sous tend l’action publique semble ici furieusement myope et personne ne peut croire sérieusement que l’on va sortir de l’impasse où notre société semble s’enferrer par le raidissement policier ou les gesticulations sécuritaires, bref le traitement de confort des symptômes, habituel en période préélectorale.
Quand acceptera-t-on de reconnaître que la solution de ces problèmes n’est peut-être pas à la portée de notre génération, qu’elle repose dans la longue durée, sur un travail en profondeur réalisé au niveau des strates froides de notre société.
Quand voudra-t-on bien dire la vérité aux gens et avouer humblement que la situation explosive vécue aujourd’hui nous échappe désormais largement : une mondialisation qui fait fi de nos petits préjugés nationalistes, vingt années de choix politiques mal assumés en matière d’immigration, la persistance d’un modèle socio-économique inéquitable, le terreau fertile de la décolonisation ratée, le cancer de la question proche-orientale…
On est stupéfait de constater l’absence dans la lettre du préfet de toute référence à l’Education Nationale, par exemple, ou au tiers secteur et aux institutions de l’économie sociale et solidaire. Quelle place pour les 150.000 associations de terrain (selon mon estimation) qui oeuvrent dans le domaine de l’action sociale, de la Ville, de la solidarité, les 200.000 associations estampillées « jeunesse et sport » qui travaillent chaque jour auprès des jeunes, toutes ces institutions qui, ici et maintenant, s’attachent à rétablir le lien social avec les exclus, les défavorisés.
Il est également inquiétant de constater que ce haut fonctionnaire implique directement le dysfonctionnement des services publics dans la responsabilité de cette situation d’urgence en Seine Saint Denis. Visiblement le principe d’unicité de l’Etat est mis à mal ; l’action publique n’est plus cohérente, elle est livrée aux interprétations des institutions (police, justice, police des polices) qui échappent désormais au contrôle citoyen, obéissent à leur propre logique et ne sont plus, de ce fait, en mesure de coordonner leur action.
Le constat est effectivement alarmant.
Au passage, on identifie cette incapacité caractéristique de l’administration à choisir entre la concentration et la délégation : les citoyens appellent de leurs voeux un service public de proximité, décentralisée pour être en prise avec la réalité du terrain. Cependant, dès qu’elle est confrontée au terrain et à l’urgence, l’administration cède à sa dérive centrifuge et en appelle à Paris, au ministre, à la hiérérchie, pour régler ses problèmes. Une dialectique infernale de l’impuissance et de la résignation.
Il en va à mon sens de la question des banlieues comme des autres dossiers fondamentaux : le chômage, la protection sociale, etc. Partout où l’Etat intervient, il donne l’impression de ne plus assumer ses fonctions historiques, celles que l’on qualifie de fondamentales. Notre fonction publique se débat dans un monde qui lui échappe largement par sa complexité et sa volatilité ; l’action publique est empêtrée dans des modes de pensées d’un autre âge ; elle est paralysée par le hold-up permanent d’institutions désuètes, exclusivement tournées vers la préservation des avantages acquis et l’accaparement de la ressource publique.
L’inadaptation de notre machine étatique favorise l’émergence de logiques mafieuses, de la gabegie et de l’inefficacité qui, mis en facteur de notre formidable taux de prélèvements obligatoires, finissent par constituer un véritable boulet pour la société française.
Le coût de ces dysfonctionnements structurels, de ces défauts de la qualité de la machine publique, comme diraient les ingénieurs, est énorme. Il n’est pas seulement financier ; il est devenu sociétal (on le constate dans l’affaire des banlieues) et nous enfonce chaque jour un peu plus dans la paralysie et l’impuissance. C’est à désespérer (pour cela, je suis de ceux qui estiment nécessaire une réforme radicale de la puissance publique).
Face à ces défis, la logique des organismes à but lucratif me paraît salutaire.
La loi de 1901 favorise l’initiative démocratique et citoyenne. Elle donne aux personnes la possibilité de se grouper pour peser sur les choix qui les concernent. A l’ère du Village numérique planétaire, les associations disposent de formidables effets de levier pour relayer leur action et les valeurs qu’elles défendent. Ces nouvelles formes de l’action collective sont en passe de prendre le pas sur les institutions établies de nos sociétés (Eglises, syndicats, partis politiques, entreprise). L’action d’un seul, pour peu qu’il trouve le bon ton dans son blog ou son forum, pourrait bientôt parvenir à gripper n’importe quel rouleur-compresseur, à faire reculer l’administration dans ses choix absurdes ou arbitraires, à rabattre l’arrogance des multinationales.
Pour peu qu’elle se dote des outils adaptés et qu’elle conduise une action légitime, la collectivité associative permet à l’individu de se projeter dans la dimension concrète du politique. Elle restitue au citoyen le pouvoir d’agir collectivement dans la sphère d’intérêt général.
De plus, la petite association à but non lucratif –celle qui agit sur le terrain- fabrique du lien social à partir de la relation de proximité et du bénévolat. Dans ce sens, ses actions répondent à la demande d’engagement de l’individu dans son environnement immédiat. Dès lors, les actions des associations sont plus souvent centrées sur les besoins réels des personnes, elles ont tendance à être pragmatiques, efficaces ; alimentées essentiellement par le bénévolat, les structures à but non lucratif savent utiliser leurs ressources de manière efficiente.
PS : En relayant ce témoignage qui a fait l’objet par la suite de gesticulations politicienne, je suis bien conscient de risquer de prêter mon concours à un nouveau « coup monté », encore un autre de ces combats d’arrière-garde qui occupent nos gouvernants.
Tant pis, je prends le risque ; l’occasion me paraît trop bonne.
Je tiens cependant à dire que je respecte les magistrats, tant dans leur personne que dans leurs fonctions. Chaque fois qu’il m’a été donné de côtoyer l’appareil judiciaire, je n’ai rencontré que des individus sensibles, professionnels et dévoués qui s’escrimaient à mener à bien leur mission, dans des conditions épouvantables, une totale absence de moyens matériels et l’organisation kafkaïenne de notre administration judiciaire et de sa Chancellerie.
Soit dit en passant, je déteste ce travers bien de chez nous qui consiste à expliquer la médiocrité d’un service public en pointant du doigt les fonctionnaires qui y sont attachés.
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