Qu’il s’agisse de réveiller les consciences, de les appeler au grand soir, ou de proposer concrètement d’autres manières de se nourrir, se soigner, habiter, apprendre, travailler et produire et que sais-je encore, des milliers d’associations fleurissent chaque année pour porter un projet d’organisation alternative, leurs inventeurs revendiquant pour la plupart un changement de paradigme.
Il est toujours délicat (et souvent très prétentieux) de donner des conseils dans un domaine où l’on a pas soi-même fait ses preuves. C’est pour cette raison que le titre de ce billet doit être pris comme une plaisanterie. Pourtant, mon propos est sérieux car en tant qu’observateur attentif du monde associatif, il m’est donné de voir naître de nombreuses initiatives et projets dont l’objectif n’est rien de moins que de « changer le monde« .
Parce que je suis de ceux qui pensent que notre monde ne tourne pas rond et qu’il nous faut changer notre manière de faire, je soutiens toutes les initiatives qui visent à expérimenter et promouvoir des solutions alternatives, à condition qu’elles me semblent raisonnables et utiles. Malheureusement bon nombre de projets ne sont PAS raisonnables et ne servent à RIEN. Que de belles énergies sont ainsi gaspillées !
A la manière de ceux qui vous promettent la fortune grâce à internet, voici donc une petite liste de conseils pratiques et sans prétention, pour celles et ceux qui ont le beau projet de changer le monde. Plus prosaïquement, ces directions méthodologiques issues d’une expérience toute personnelle seront peut-être utiles à tous ceux dont le projet associatif vise à faire évoluer les consciences ou les habitudes pour un monde meilleur, les associations citoyennes, associations militantes, associations de défense des libertés et des droits fondamentaux de la personne.
Interrogez d’abord votre ego
Le sage a dit :
Changer le monde, ce n’est pas en devenir le maître.
Bon nombre de projets alternatifs ressemblent un peu trop à leur(s) auteur(s) et donnent l’impression d’avoir été construit pour flatter ou soigner l’ego envahissant de leurs promoteurs. Réfléchissez raisonnablement : s’il aboutit, votre projet éveillera des consciences, fera bouger les choses dans votre proximité ou dans un secteur bien précis (ce sera déjà un grand succès et pour vous une source d’immense satisfaction) mais il est très peu probable que le monde de demain s’organise selon les idées que vous avez jetées sur le papier ou les profondes réflexions publiées sur votre blog.
C’est peu probable et çà n’est pas souhaitable. Plus personne ne croit aux solutions toutes faites, aux révélations. L’heure n’est plus aux messies et aux gourous mais à la collaboration, au faire-ensemble et la solidarité. Alors sachez faire preuve de retenue ; si la présence centrale de votre modeste personne au cœur du dispositif conditionne trop fortement la bonne fin du projet, vous serez vite suspecté de monter une secte.
Soyez pragmatique
A vous de choisir : voulez-vous faire bouger les choses « pour de vrai » et ou bien simplement jouer à faire semblant ?
Si vous optez pour la première solution, faites preuve de pragmatisme, c’est-à-dire soyez concret et visez l’efficacité. Souvenez-vous que :
- un projet qui ne produit pas rapidement de résultats concrets s’étiole très vite, car on ne parvient pas à catalyser l’énergie des premiers participants pendant bien longtemps. Si vous vous cantonnez aux professions de foi et aux déclarations d’intention, aussi beau soit votre site internet, votre projet ne survivra pas dans la durée ; la motivation et l’engagement de vos supporteurs décroitront très vite, si aucune réalisation ne vient couronner leurs efforts.
- l’adhésion d’un plus grand nombre de personnes à vos idées ou à celles de votre association est directement tributaire des réalisations concrètes que vous pourrez présenter au public. Même si vous arrivez à passer deux fois à la télé, la conquête d’une certaine audience ne peut se faire uniquement sur des effets de manche et la maniement habile des hashtags de twitter.
Ne soyez pas suicidaire
Si votre initiative est susceptible de modifier un tant soit peu l’ordre établi dans les domaines stratégiques de notre société capitaliste et technocratique, il est très possible que vous trouviez rapidement sur votre chemin certains grandes entreprises, tel ou tel lobby et des personnes physiques gênées par vos revendications.
« N’est pas José Bové qui veut » – Le même sage
Il est important de prendre conscience de votre fragilité face aux organisations que votre projet est susceptible de déranger. Lorsqu’il s’agit d’alimentation, de santé, de commerce, de tout ce qui touche à l’argent et la finance, de la dénonciation des mafias ou la corruption, la remise en cause des situations acquises lèse toujours des intérêts privés. Lorsqu’elles se sentent en danger, ces puissants groupes rompus à toutes les techniques de manipulation et de mensonge organisés ne manquent pas de riposter par tous les moyens à leur disposition (du harcèlement juridique ou fiscal, jusqu’aux menaces sur les proches, le cas échéant la liquidation physique pure et simple).
Menacer les intérêts des grands groupes de l’industrie et de la finance, inviter de manière ouverte à la désobéissance civile en réponse au comportement anti-démocratique des pouvoirs publics ou dénoncer les puissances occultes de l’argent sont des entreprises militantes qui supposent d’avoir les reins solides et des nerfs d’acier (à moins que vous ne vous sentiez l’âme d’un Julian Assange).
Réfléchissez bien avant de vous lancer dans cette voie, car les erreurs peuvent ici coûter très cher.
Arbitrez le système (au lieu de l’affronter)
En adoptant une stratégie de confrontation ouverte et frontale, on tombe souvent sous la coupe de la loi de l’emmerdement maximal. Cette loi est susceptible de frapper toute initiative (un peu trop visible) tendant à faire « bouger les lignes », elle lui impose une quantité maximale de contraintes et d’obligations ; elle soulève devant chacun de ses pas quantité d’obstacles techniques, juridiques, financiers, administratifs, de manière à épuiser toutes l’énergie mobilisée par le projet dans des taches stériles et accessoires par rapport à son but fondamental.
Ce n’est pas en fonçant dans le mur que tu vas le faire tomber Encore le sage
Rares sont les projets (et les personnes) qui parviennent à survivre sous la loi de l’emmerdement maximal ; les choses s’arrêtent plus ou moins brutalement (à moins d’avoir l’âme d’un Nelson Mandela)…
J’écris cela en pensant par exemple à la manière proprement scandaleuse dont on cherche à tuer le beau projet de l’association Kokopelli, qui œuvre pour la liberté dans le domaine des semences, en accablant cette structure associative de poursuites judiciaires et de complications administratives. Parce qu’elle manifeste une opposition concrète à l’appropriation du vivant par une oligarchie techno-scientifique, cette association est devenue la victime expiatoire du lobby des grands semenciers, qui n’ont de cesse que de liquider cette modeste structure. Il est navrant de voir tant d’énergie et l’argent gaspillés en procès, procédures et actions administratives pour simplement revendre des graines de tomates anciennes à des jardiniers amateurs…
Si le changement de paradigme que vous revendiquez entraine la remise en cause d’avantages politique ou économiques, de rentes de situation, il est alors préférable à mon sens d’adopter une stratégie de contournement, plus oblique, qui « hacke » le système, le prend à son propre piège ou le détourne plutôt que de l’affronter frontalement.
Pour cette raison, il faut à mon sens toujours être attentif au niveau d’immunité juridique conféré par le projet à ses différentes parties prenantes. Encore une fois, il s’agit d’être réaliste : tout autour de vous, les gens, dans leur immense majorité, sont légalistes ; ils sont réticents à enfreindre la loi et préfèrent alors se réfugier dans un comportement moutonnier.
Un exemple illustre bien ce que j’appelle « hacker le système », c’est l’opération proposée par des soi-disant Anonymous et consistant à inciter en toute légalité à un bankrun, les Américains étant invités à retirer leurs avoirs des banques commerciales pour les confier à leur credit union, petite banque de proximité pratiquant la transparence et s’abstenant en principe de toute opération spéculative. Voilà un exemple d’activisme, accessible à tous les citoyens, ne nécessitant d’enfreindre aucune loi et dont l’impact ne serait pas forcément trivial pour le système bancaire.
Oubliez le financement
On voit de nombreux projets alternatifs qui n’ont rien à envier au business-plan d’une start-up. Le chapitre « financement » occupe la majeure partie de la présentation et on devine que toute l’énergie des fondateurs va être consacrée à lever ces fonds indispensables au bon déroulement de leur plan.
Vous devez décider si vous voulez changer le monde ou bien faire fortune, car il est très peu probable que les deux puissent se réaliser en même temps (mais vous avez peut-être l’âme d’un Steve Jobs).
Si votre démarche relève vraiment de l’intérêt général, son succès ne peut pas dépendre d’événements improbables, comme une levée de fonds auprès de 10 entreprises mécènes, une campagne de générosité à l’échelle nationale ou à la conquête fulgurante d’une myriade d’utilisateurs payants ou d’affiliés ; çà ne fonctionne jamais comme çà (ou presque).
Vous et votre équipe vous épuiserez à collecter quelques milliers d’euros et dégoutés par le maigre retour de ces longs mois d’efforts, vous risquez de « laisser tomber » avant même d’avoir réalisé quoi que ce soit en rapport avec votre idéal initial.
En formulant votre projet, prenez bien soin de régler une fois pour toute la question de la contrainte financière pesant sur vos objectifs. Plus le besoin de financement de votre projet sera proche de zéro, plus seront grandes ses chances de succès.
N’investissez pas trop sur l’organisation et les infrastructures
La quasi-totalité des projets qu’il m’est donné d’examiner reposent sur un schéma similaire : la mise à disposition d’une forme d’infrastructure, d’un outil -voire d’un concept- plus ou moins innovant qui sera valorisé par une communauté identifiée ou le grand public, -souvent une plateforme ou un site en ligne-, mais également toutes sortes de réseaux, de mécanismes d’accompagnement et de facilitation.
Je constate d’une manière générale que les fondateurs consacrent souvent une place disproportionnée aux questions d’infrastructures, qu’il s’agisse de la formulation des statuts qui mobilise quelques fois l’essentiel des énergies fondatrices ou de l’établissement d’un cahier des charges technique pour la plateforme internet « qui va déchirer ». De nombreuses initiatives ne parviennent pas à sortir de cette phase d’enfantement perpétuel et elle leur est généralement fatale.
La discussion à propos du diagnostic et des solutions portées par l’équipe fondatrice, les spécifications techniques, la validation juridique et la mise en place d’une organisation matérielle sont des taches susceptibles d’épuiser les porteurs de projet, surtout lorsqu’ils doivent canaliser l’enthousiasme juvénile de leurs supporters ou qu’il faut compter avec des personnes qui n’ont pas l’expérience de la conduite de projets collectifs.
Dans la pratique, cet investissement initial sur les questions d’organisation et d’infrastructures s’avère toujours sur-dimensionné. Soit la projet capote avant même d’avoir commencer et la belle organisation reste sur le papier (selon moi, plus de la moitié des initiatives ne dépassent pas ce stade), soit le projet prends forme et se développe, il sera alors toujours temps de réfléchir à l’organisation. Certes il n’est pas toujours facile de « gérer le succès », mais c’est toujours plus agréable que de digérer un échec. Encore qu’on peut simplement apprécier toutes ces heures passées en équipe à refaire le monde, en brassant des papiers au milieu des tasses de thé (c’est de toute façon plus social que de se f. sur la gueule dans les tribunes d’un stade de football, non ?)
Ici et maintenant
Si vous avez décidé de changer le monde, n’attendez pas trop ; il y a vraiment urgence.
« La dernière bonne occasion de planter une forêt, c’était il y a vingt ans, la prochaine, c’est aujourd’hui. » – Toujours le sage (trop fort)
Dernier aspect qui relève tout autant de la méthode que de la conviction, si vous vous demandez quel est le meilleur moment pour commencez, dites-vous bien que c’est maintenant et le meilleur endroit, c’est là ou vous vous trouvez actuellement.
anto says
Très intéressant Laurent et des conseils directement mobilisables, merci. D’autant plus intéressant à titre personnel car je me trouve exactement dans la position d’initier quelque chose, il y a une formidable énergie… et je souhaite prendre les bonnes décisions. Et aujourd’hui, on me demande de déposer statuts, parler gouvernance, faire un cahier des charges… comme si l’organisation devait précéder l’action. J’y vois là une dérive bien française…
C’est marrant, un article comme ça sur asssociation1901… s’il on suit ton raisonnement jusqu’au bout, on ne dépose pas une association… ou alors on attend vraiment le dernier moment, je me trompe ?
Laurent Samuel says
disons qu’on considère le dépôt des statuts et tout le cinéma qui tourne souvent autour comme quelque chose de nécessaire mais pas de prioritaire.
russillo says
J’aime ce franc parler 🙂
Ces conseils iraient tout aussi bien à nos politiques tiens!
Trêve de plaisanterie, le passage à l’action est ce qui prévaut pour signer la naissance de notre association, oui mais… un minimum de préparation est nécessaire. Le tout est de ne pas s’enliser dedans et vous le soulignez très bien dans cet article.
Après une action concrète, j’ai du reculer face à l’intérêt que les personnes portaient à ce projet car j’ai senti tout de suite que cela n’allait pas dans le sans que je voulais. Du coup j’en suis toujours à préciser les limites de l’action de cette assoc… et comme vous dites on s’y épuise.
nuomi says
Ce billet remet vraiment les idées en place, sincère gratitude à l’auteur.
Mais, novice dans ce domaine, j’aurais beaucoup aimé voir plus d’exemples concrets d’associations qui apportent des changements, tout en évitant les dérives décrites ci-dessus.
Comme le disait très justement un article que j’ai récemment lu (http://r-eveillez-vous.fr/avons-besoin-visions-positives/), ce qui manque le plus dans la société d’aujourd’hui, face aux climat de résignation et de critique sans proposition qui nous entoure, ce sont des « visions positives ». Des initiatives qui pourraient ouvrir une brèche dans ce mur de défaitisme.
crither says
Cet article est toujours dans l’air du temps. Entierement d’accord avec le « ici et maintenant ».